« Faut-il le plaindre ? Faut-il le maudire ? Il ne demandait qu'à être quelqu'un, comme tout le monde. Mais il était trop laid. Et il dut cacher son génie, quand avec un visage ordinaire, il eût été l'un des plus nobles de la race humaine. Il avait un cœur à contenir l'empire du monde et il dut finalement se contenter d'une cave. Décidément, il faut plaindre le fantôme de l'opéra ! »
Gabriel haussa un sourcil à la lecture du dépliant, qu'il rangea dans une des innombrables poches de son manteau, entre la brochure du tramway et ses gants. Cette queue était décidément très longue. Pas pour lui bien sûr, son statut chez les Jade Harbor lui permettait de se glisser à peu près n'importe où n'importe comment, dans le quartier sud en tout cas. Ailleurs, c'était un peu plus délicat, mais n'oublions pas qu'il avait une réputation à tenir. Les entrées en scène inattendues
et théâtrales, c'était un peu sa marque de fabrique. Sauf ce soir, où il avait mal calculé son coup. Il voulait arriver pile à l'heure pour surprendre Aurora, mais il avait oublié qu'Aurora était une fille et donc, par conséquent, toujours en retard.
...
Non je plaisante, c'est vrai qu'elle était facile celle-là. En fait, sa montre avait de l'avance. La précision suisse, c'est plus ce que c'était. En relevant les yeux, Gabriel croisa le regard d'un gamin.
"Maman regaaarde c'est le vrai fantôme de l'opéra !" La mère vit Gabriel et sourit.
"Mais non mon chéri, c'est un acteur." L'intéressé lui fit coucou de la main et le gamin alla se planquer derrière sa mère. Ahlala. Regarder les gens faire la queue était toujours une activité passionnante. Vous devriez essayer, un jour. Entre ceux qui pianotaient sur leurs portables pour passer le temps, ceux qui lisaient les revues et les dépliants qu'on vous donne à l'entrée pour faire semblant de ne pas s'ennuyer et avoir l'air intelligent (ahem) ceux qui faisaient la même chose mais par-dessus l'épaule des autres, ceux qui se dandinaient sur place sans cacher leur agitation, ceux qui passaient des coups de fil stressés dans l'attente d'un ami ou d'un amant ─ tiens d'ailleurs, il aurait parié que la femme là-bas était dans le second cas... son observation accapara Gabriel un moment, jusqu'à l'arrivée d'Aurora, en tout cas.
Il se racla la gorge pour éviter de passer pour le mec qu'on a surpris en train de mater une fille. N'importe quoi. C'était du travail d'investigation, hein. T'as rien compris toi.
« Bonsoir ! » salua-t-il avec entrain, histoire d'entrer rapidement dans le vif du sujet :
« On y va ? »Passer devant tout le monde au guichet ne les préservait pas de la foule, malheureusement. La salle était déjà à son comble lorsqu'ils entrèrent pour se faufiler entre les sièges, à coup de "pardon", "excusez-moi", "merci", Gabriel ajouta même un "poussez-vous s'il vous plaît, je dois rejoindre ma loge". Rapidement, les lumières s'éteignirent et un personnage apparut en chantant, avec l'orgue et tout.
« Au moins, c'est pas un arbre », commenta Gabriel.
La lumière s'éteignit alors que deux acteurs quelconques ─ Gabriel n'avait pas suivi l'histoire ─ était en pleine conversation.
« Aïe ! » Il se retourna vers Aurora, enfin... là où il pensait la trouver :
« Tu m'as marché sur le pied. »Voilà ce qui arrivait quand on portait des talons de dix centimètres ! La pièce ? Quelle pièce ? Ah, oui ! Eh bien, Gabriel attendait que ça se rallume, mais sans succès.
« Quoi, ça fait pas partie du truc ? » comprit-il enfin alors que l'agitation battait son plein dans la salle.
« Qu'est-ce qu'on fait, Aurora ? Aurora ? LIDDELL ! » hurla-t-il sans se préoccuper de savoir si elle était à cinq mètres ou à quinze centimètres de lui.